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14 avril 2011 4 14 /04 /avril /2011 12:34

Trio était d’un tempérament fougueux et d’une éloquence enflammée et vénale.
Exercé aux luttes du barreau et toujours prêt à défier les haines (facilis
capessendis inimicitiis) c’est lui qui dénonce Drusus Libo ; c’est lui qui se porte
accusateur de Pison ; c’est lui qui poursuit sans pitié tous les complices de Séjan.
A ce prix il devient consul (31 ap. J.-C.). Tant qu’il demande la tête des victimes
désignées, à ses, coups, son langage n’est jamais trop brusque, ni trop
énergique ; mais quand il brigue les honneurs, Tibère, qui lui promet son appui,
l’engage à modérer l’emportement, de sa parole — monuit ne facundiam
violentia præcipitaret1. Auguste disait de même à propos d’un rhéteur fameux,
mais trop vif : Il faut l’enrayer — sufflaminandus est2.
L’éloquence dont Cassius Severus avait offert le premier modèle n’avait donc pas
été proscrite ni chassée de Rome avec lui3. Née de la haine du nouveau régime ;
elle avait changé de parti sans changer d’allures : elle avait mis au service de la
tyrannie l’ardeur qu’elle avait d’abord déployée contre elle. Quand l’opposition
eut été réduite au silence, l’éloquence du républicain Cassius devint l’arme des
délateurs.
Les classiques avaient pourtant quelques partisans dans cette horde de rhéteurs
mercenaires. En face des discoureurs violents de l’école de Cassius Severus, un
avocat célèbre rappelait par sa gravité, sa lenteur4, les orateurs posés (statarios)
que loue Cicéron5. C’était Domitius Afer. Celui-là marchait à pas comptés dans
ses harangues (gradarius)6 : il avait la maturité qui manquait à la plupart de ses
émules du barreau. Voyant un jour l’avocat Mallius Sura, qui se démenait en
plaidant, sautait, agitait les bras ; abaissait et relevait sa toge : Il ne plaide pas,
dit-il, il s’agite — non agace dixit, sed satagere, jeu de mots intraduisible.
Originaire de Nîmes, dans la Narbonnaise, il contrastait par la sobriété sévère de
son style et le sel gaulois de sa parole avec l’emphase espagnole des élèves de
Porcius Latro et la fougue déréglée des imitateurs de Cassius Severus.
L’harmonie de ses périodes n’était pas exempté d’une certaine rudesse : il était
tellement ennemi des modulations délicates et douces à l’oreille qu’il les rejetait
quand elles s’offraient d’elles-mêmes. Il glissait à la fin des phrases quelques
mots destinés à rompre la mesure, à briser le rythme (asperandoe compositionis
gratia), surtout au début d’un discours (maxime in prooemiis)7. Aux invectives, aux
diatribes empoisonnées de Fulcinius Trio et d’Hispo Romanus, il substituait des
attaques plus calmes, des traits moins amers et plus piquants. Il excellait dans
l’art de raconter et de relever le récit par des tours originaux et imprévus, par
des, anecdotes et des bons mots. On avait publié un recueil de ses réparties les
plus spirituelles8. Didius Gallus, après avoir instamment brigué le gouvernement
d’une province, se plaignait, l’ayant obtenu, qu’il fût contraint de l’accepter. Eh
bien ! lui dit ironiquement Afer, acceptez ce fardeau par dévouement pour la
République9. L’Empereur, donnant audience sur les bords du Tibre, avait, dans
un moment d’impatience, fait jeter à l’eau l’avocat Julius Gallicus. Le client de


1 Tacite, Annales, III, 19.
2 Senec. Rhet., Excerpt. Controv., L. IV, præfat, p. 377.
3 Sur l’orateur Cassius Severus, v. notre étude, Annales de la Faculté de Bordeaux, n° 2 (1879).
4 V. Pline le Jeune, II, 14. Quum diceret graviter et lente (hoc enim illi actionis genus erat).
5 Cicéron, Brutus, § 30.
6 Sénèque, Lettres à Lucilius, 40.
7 Quintilien, Instit. Orat., IX, 4.
8 Quintilien, Instit. Orat., VI, 3 : Dictorum poque ab eodem urbane sunt editi libri. — Afer epim
venuste Mallium Suram, multum in agendo discursantem, salientem, etc.
9 Quintilien, Instit. Orat., VI, 3 : Age, inquit, aliquid et rei publicæ causa elabora.

 


 

 

Gallicus apporta le lendemain sa cause à Domitius Afer : Qui vous a dit, répondit
Afer, que je nageais mieux que Gallicus ?1 Quintilien, qui fut son élève, le cite
comme un modèle d’urbanité et n’hésite pas à le mettre sur la même ligne que
les anciens. Il ne peut lui comparer parmi ses contemporains que Julius
Africanus, délateur célèbre du temps de Néron. Mais celui-ci avait plus de feu,
plus de rapidité et prodiguait outre mesure les métaphores (concitatior et in
translationibus parum modicus). Afer l’emportait par le sang-froid, la méthode et les
qualités générales du style2. Il ne donnait pas dans le goût de son siècle pour les
représentations oratoires, les admirations de commande et le charlatanisme usité
parfois dans les tribunaux. Plaidant un jour devant les centumvirs, il entendit
dans une salle voisine un bruit et des clameurs étranges. Il s’arrêta. Quand le
bruit eut cessé, il reprit la suite de sa plaidoirie. Nouvelles clameurs. Mais qui
plaide donc à côté ? demanda-t-il. — On lui répondit que c’était Licinius, que des
claqueurs recrutés d’avance applaudissaient à deniers comptants. — Juges,
s’écria-t-il alors, voilà comment meurt l’éloquence3. Il se faisait une plus haute
idée de son art.
Il n’hésita pas cependant à devenir le complice des rancunes et de la politique de
Tibère. Il avait quarante ans, et sortait de la préture sans avoir atteint encore la
célébrité qu’il souhaitait. Prêt à tout oser pour être illustre, il s’associa aux
poursuites intentées contre Clodia Pulchra, amie et cousine d’Agrippine, et
l’accusa de dérèglements, d’adultère et de maléfices. C’était Agrippine que visait
Tibère en frappant Claudia Pulchra. Afer saisit cette occasion de faire éclater son
éloquence. Il déploya les perfides ressources d’un art accompli, et reçut du
prince, avec des éloges publics, le titre de véritable orateur (suo jure disertum)4.
Entré dans cette voie, il ne s’arrête, pas Clodia Pulchra avait un fils, Quintilius
Varus. Après avoir fait condamner la mère, Domitius accusa le fils. Personne, dit
Tacite, ne fut surpris que Domitius, longtemps pauvre et qui avait dissipé
follement un premier salaire, courût à de nouvelles bassesses ; mais on s’étonna
de voir Dolabella, le vainqueur de Tacfarinas, souscrire à cette délation5.
Quintilien peut louer la diction savante de son maître ; il ne justifiera jamais de
pareils actes. Un auteur moderne cependant, M. Grellet-Dumazeau, dans une
biographie consciencieuse et détaillée, tâche d’excuser Domitius Afer et discute
le témoignage de Tacite. Il rappelle que l’auteur du Dialogue des Orateurs, citant
Afer, parle de la dignité de sa vie (dignitate vitæ). C’est excuser une mauvaise
action par un contresens. L’auteur du Dialogue fait allusion aux honneurs, aux
dignités qu’obtint Afer pour prix de son éloquence : il parle de l’éclat et non de la
dignité de sa vie6. Peu considéré lorsqu’il n’était encore que préteur (modicus
dignationis), Afer s’avilit en devenant illustre et ne fit briller son talent qu’en
dégradant son caractère.
La délation, c’est la déviation du droit d’accuser ; c’est l’affirmation du délit
tenant lieu d’enquête et de preuves ; mais c’est aussi le sophisme triomphant du
bon sens et de l’équité : c’est la casuistique appliquée aux crimes d’État.


1 V. Don Cassius, Hist. Rom., l. LX, 33.
2 Quintilien, X, 1 : Domitius Afer et Julius Africanus longe præstantissimi : arte ille et toto genere
dicendi proeferendus.
3 Pline le Jeune, Lettres, II, 14.
4 Tacite, Annales, IV, 52. Suo jure disertum, ne veut pas dire disert dans le droit qui lui convenait
comme traduit M. Grellet-Dumateau, mais : appelé justement orateur, à bon droit. Cf. Tacite, édit.
Jacob.
5 Tacite, Annales, IV, 66.
6 Dialog. de Orator., § 13. Cf. Grellet-Dumazeau, le Barreau romain, p. 382.


 

 

A côté des rhéteurs violents qui frappent cyniquement la victime ou de ceux qui
l’attaquent en face avec calme, il y a les sophistes qui dissimulent leur perfidie,
et dont les coups, pour être obliques, n’en sont pas moins sûrs et mortels, Junius
Otho, la créature de Séjan, qui de maître d’école devient sénateur, est un de ces
discoureurs redoutables qui sont passés maîtres dans l’art des insinuations
malveillantes, des sous-entendus et des réticences. Il réussissait surtout, dit
Sénèque1, à traiter les causes on il fallait faire naître des soupçons — has
controversias quoe suspiciose dicendoe erant. C’est un des accusateurs du
proconsul d’Asie Silanus. Un stoïcien, Publius Egnatius Celer, couvre des
maximes de Zénon et de Chrysippe l’indigne vénalité de ses témoignages. Ami,
client et précepteur de Soranus, il dépose à prix d’or contre son élève, invoquant
pour l’assassiner le respect de la vérité qu’il outrage : Un stoïcien a fait tuer
Soranus Boréa, s’écrie Juvénal ; philosophe, il a dénoncé son ami ; vieillard, il a
tué son élève2. C’est un genre de sophismes que Cicéron ne soupçonnait pas
dans ce qu’il appelait les broussailles et les épines du stoïcisme.
Le type de ces sophistes sanguinaires est Cossutianus Capito, le gendre de
Tigellin et l’accusateur de Thraséas. Ce Cossutianus Capito, que Tacite appelle un
homme taré, tout chargé dé souillures (maculosum foedumque), avait exercé les
plus odieuses rapines dans la Cilicie dont il était gouverneur. Poursuivi par les
Ciliciens, il avait été condamné comme concussionnaire et chassé du Sénat. Le
crédit de son beau-père l’y fit rentrer3 ; et pour signaler sa reconnaissance, il
accusa de lèse-majesté un ancien tribun du peuple, Antistius, qui, paraît-il, avait
lu dans un souper des vers injurieux pour le prince. Le Sénat allait voter la
sentence de mort contre Antistius quand Thraséas, prenant la parole, rappela les
sénateurs au respect des lois et obtint que le malheureux serait seulement
relégué dans une île. Thraséas avait attiré sur sa tête les coups dont il préservait
Antistius. Il faut lire, dans le XVIe livre des Annales, le résumé du discours de
Capito contre Thraséas pour voir la torture infligée par les délateurs à la langue,
à la raison et au droit ; pour apprécier l’art hypocrite avec lequel les faits les plus
simples en apparence sont défigurés, interprétés et deviennent grâce à
d’ingénieux commentaires et de spécieuses inductions, une série d’attentats
criminels. Ce ne sont pas les votes de Thraséas que l’on accuse, ce ne sont
même pas ses paroles : c’est son maintien, sa physionomie, son silence. Il ne
croit pas à la divinité de Poppée ; il n’offre pas de victimes aux dieux pour la voix
céleste du prince : donc, il n’a ni religion, ni patriotisme. Il s’abstient de paraître
au Sénat ; donc, il conspire. Il affiche des moeurs austères ; c’est, pour blâmer la
vie dissolue de l’Empereur. Les journaux s’occupent de lui ; c’est son coup de
grâce. Autant de mots ; autant d’allusions et d’offenses ! On sait jusqu’où l’on
peut aller dans cette voie :


On néglige l’air de Henri,
Biribi,
Pour la façon de Barbari,
Mon ami.
Biribi veut dire, en latin,
L’ère républicaine ;
Barbari, c’est, j’en suis certain,

Un peuple qu’on enchaîne ;
Mon ami, ce n’est pas César...


1 Senec. Rhet., Controv., II, 9, p. 130, éd. Bursian.
2 Juvénal, Sat. III, v. 116. Stoicus occidit Baream, delator amicum. Cf. Tacite, Annales, XVI, § 32
et Histoires, IV, 10.
3 Tacite, Annales, XIV, 48 : Sanatorium ordinem precibus Tigellini, soceri sui, receperat.


 

Il suffirait de changer peu de chose à la spirituelle chanson de Béranger pour y
retrouver (toute proportion gardée) la satire des procédés qu’employait
Cossutianus Capito pour calomnier et immoler Thraséas. Certains reproches de
celui-ci seraient bouffons, s’ils ne faisaient frémir. Les casuistes du moyen âge,
comme Jean Petit et ses émules, n’ont jamais dépassé la perverse habileté de
Cossutianus1.
Ces tragiques harangues prenaient quelquefois un intérêt nouveau et je ne sais
quel accent plus passionné, si c’est possible, quand deux délateurs s’attaquaient
devant les tribunaux et se reprochaient mutuellement leurs cruautés. Suilius et
Trachalus se trouvent un jour aux prises : S’il en est comme tu le dis, s’écrie
Suilius, tu vas en exil. — S’il en est autrement, repart Trachalus, tu y retournes2.
Qu’on se rappelle, à l’avènement de Vespasien, Eprius Marcellus et Regulus
menacés, au sein du Sénat, par ceux dont ils ont fait périr ou les parents ou les
amis. Helvidius, gendre de Thraséas, veut punir Eprius Marcellus. Montanus,
inspiré par l’indignation, dépeint Regulus chargé de dépouilles consulaires, gorgé
de sept millions de sesterces, enveloppant dans une même ruine des enfants et
des vieillards, des femmes du rang le plus élevé : et les deux délateurs, entourés
d’ennemis, tiennent cependant tête aux menacés et parviennent à conjurer la
tempête3.
Regulus avait la poitrine faible et la langue épaisse : il avait la mémoire courte et
paresseuse. La nature ne semblait pas l’avoir destiné à l’éloquence. Hérennius
Sénécion le définissait un malhonnête homme inhabile dans l’art de la parole ;
Modestus l’avait nommé le plus méchant de tous les bipèdes : et pourtant sans
autre secours qu’une volonté inflexible, une audace imperturbable, une
effronterie à toute épreuve, il finit par être le plus renommé des délateurs, le
plus écouté des avocats4. Tout jeune encore, pour se signaler, il avait sollicité du
Sénat l’autorisation d’accuser Crassus, dont Néron voulait se délivrer5. Quand la
conspiration de Pison et de Lateranus eut été découverte, il prit une part active
aux dénonciations qui la suivirent. Mais c’est sous Domitien surtout qu’il multiplia
les delationes et brava sans hésitation les plus légitimes ressentiments.
Rusticus Arulenus ayant publié les éloges de Thraséas et d’Helvidius Priscus, qu’il
appelait les plus vertueux des hommes, Regulus l’accusa, le fit mettre à mort ;
et, non content de cette condamnation, diffama dans un libelle injurieux la
mémoire de sa victime6. Il déchira avec tant d’emportement Hérennius Sénécion,
que le délateur Carus, qui venait de le faire condamner, s’écria : Quel droit avezvous
sur mes morts ? Me voit-on remuer les cendres de Crassus ? Pline le Jeune
eut à se défendre plus d’une fois des attaques et des pièges de Regulus : Je
l’avais pour adversaire, écrit-il, dans un procès ou je plaidais pour Arionille,


1 Tacite, Annales, XVI, 22 : Ejusdem animi est Poppæam divam non credere, cujus in actes divi
Augusti et divi Julii non jurare.
2 Quintilien, Instit. Orat., VI, 15. Si hoc ita est, is in exsilium, etc.
3 Tacite, Histoires, IV, 42.
4 Pline le Jeune, Lett. IV, 7. VI, 2. — I, 5. Imbecillum latus, os confusum, hoesitans lingua,
tardissima inventio, memoria nulle ; nihil denique præter ingenium insanum.
5 Tacite, Histoires, IV, 42. Regulus était d’une naissance illustre et son père avait été proscrit par
Néron.
6 Pline le Jeune, Lett., I, 5 : Exsultaverat morte, adeo ut librum recitaret publicaretque, in quo
Rusticum insectatur. Cf. Suétone, Domitien, § 10.


 

 

femme de Timon. Je fondais en partie mon droit et mes espérances sur une
sentence rendue jadis par Metius Modestus, homme d’une haute probité, mais
que Domitien avait exilé. Ce fut un prétexte à Regulus de me faire cette
demande : « Pline, que pensez-vous de Modestus ? » Voyez à quel danger je
m’exposais si j’eusse répondit que je pensais du bien de Modestus et à quelle
honte si j’eusse réponde le contraire. « Je répondrai à votre question, lui dis-je,
quand les centumvirs auront à la juger. » Il insista. « Je demande, reprit-il, ce
que vous pensez de Modestus ? » — « Jusqu’à présent, répliquai-je, on était
dans l’habitude d’interroger les témoins sur les accusés et non sur les condamnés
— solebant testes in reos, non in damnatos interrogari. » Il revint à la charge. «
Je ne vous demande pas précisément ajouta-t-il, ce que vous pensez de
Modestus lui-même, mais ce que vous pensez de son dévouement à Domitien. »
— « Je pense, lui répondis-je, qu’il n’est pas permis de remettre en question la
chose jugée — At ego ne interrogare quidem fas puto, de quo pronuntiatum est.
» Cette fois mon homme demeura muet — conticuit1. Voilà dans quel réseau de
questions insidieuses Regulus cherchait à enlacer ses adversaires ; voilà par
quelle tactique il cherchait à les étonner et à les surprendre.
Et cependant quand mourut cet homme que Pline nous dépeint si mal doué mais
si redoutable, si lâche, si passionné, si pervers, Pline ne put s’empêcher de
regretter sa perte et de rendre hommage à son talent. Depuis qu’il n’avait plus à
le craindre, il appréciait mieux son mérite, C’est que Regulus aimait son art et
tenait l’éloquence en grand honneur (habebat studiis honorem) ; il préparait, il
écrivait ses discours ; il tremblait et pâlissait en parlant ; il savait attirer la foule
et (chose plus difficile encore) retenir les juges et les obliger à l’entendre2. Malgré
ses superstitions et ses cruautés, malgré ses défauts naturels ; il était parvenu à
passer pour éloquent. Martial le compare à Cicéron3 ; il est vrai que son
témoignage est suspect ; mais les aveux échappés à Pline en disent plus que les
éloges de Martial. C’est grâce à cette renommée, à cette puissance de la parole
que Regulus put, en dépit des haines soulevées contre lui, achever paisiblement
sa vieillesse sous le règne de Trajan.
Il fallait donc un réel talent pour remplir jusqu’au bout ce terrible râle et
pratiquer sans défaillance le métier des Regulus, des Marcellus Eprius, des Afer
et des Cossutianus Capito. Les plus faibles succombaient en route. C’est
assurément une éloquence canine — canina eloquentia, dit Quintilien4, que celle
d’un avocat qui fait profession de médire et de déchirer pour autrui. L’avocat, qui
l’exerce, doit être armé de toutes pièces, non seulement pour attaquer, mais
pour se défendre, car il peut s’attendre à d’énergiques représailles. Phèdre, le
fabuliste, l’a dit à propos des délateurs : Comptons combien d’entre eux ont péri
dans leur tentative l Vous trouverez que le plus grand nombre a été puni de son
audace5. Tibère, d’ailleurs, n’épargnait pas ceux qui restaient au-dessous de leur
tâche. Considius Æquus et Coelius Cursor, deux chevaliers romains, qui n’avaient


1 Pline le Jeune, Lett., I, 5, loc. citat.
2 Pline le Jeune, Lett., VI, 2 : Illa perquam jucunda una dicentibus, quod libera tempora petebat,
quod audituros corrogabat, etc.
3 V. Martial, Epigram., I, 112, — IV, 16.
Magnus ab infernia revocetur Tullius umbris,
Et te defendat Regulus ipse licet.
4 Quintilien, Instit. Orat., XII, 9 : Ea est enim prorsus canina, ut ait Appius, eloquentia, cognituram
male dicendi subire.
5 Phèdre, Fables, liv. V, 4 : L’Homme et l’Âne.


 

 

pas su prouver l’accusation de lèse-majesté dirigée contre le préteur Magius,
furent punis, sur la demande du prince, par un décret du Sénat1.
Le temps n’a laissé subsister aucun débris de cette éloquence canine. Mais on en
peut deviner la méthode et retracer les traits généraux d’après les témoignages
qui nous restent de Quintilien, de Tacite et de Pline le Jeune. Ses principales
ressources sont la violence et la ruse. Affranchie de toutes les règles de la
jurisprudence et du goût, elle exige plus de tempérament que d’étude, plus
d’imagination que de dialectique, plus d’audace encore que d’imagination. Elle
frappe fort ; elle tranche, elle tue. Elle procède par affirmations violentes, par
mouvements brusques et passionnés. Même quand elle se modère, elle a
quelque chose de rude et de heurté. Sa langue est imagée et nerveuse. Elle a
tout un arsenal d’expressions perfides, d’inductions trompeuses, de tours
captieux, d’équivoques et d’insinuations. C’est un mélange de brutalité et de
casuistique, de cynisme et d’hypocrisie. Elle invoque salés pudeur les grands
souvenirs de la vieille Rome : mais elle est née de l’alliance des rhéteurs et des
Césars2. Elle s’adapte à la nouvelle procédure, tronquée et mutilée comme elle :
elle s’adapte à la nouvelle politique. En somme, elle caractérise une époque ; et
c’est à ce titre qu’elle méritait d’être étudiée.


Annales de la Facultés des Lettres de Bordeaux — 1880

 

1 Tacite, Annales, III, 37.
2 Nous repoussons, absolument le parallèle que M. Dubois-Guchan, dans un chapitre fort savant du
reste et plein de détails précis, établit entre ce qu’il appelle la délation sous l’empire et la délation
sous la démagogie. Les délateurs de Tibère et de Domitien ne ressemblent en rien, on vient de le
voir, aux accusateurs de la République. A plus forte raison peut-on s’étonner de trouver chez le
même auteur un rapprochement entre Eprius Marcellus et Bossuet ; entre les doctrines, du
délateur de Thraséas et la Politique tirée de l’Écriture sainte. L’expérience ou la haute raison qui en
tient lieu, dit-il, ont la même doctrine politique et là-dessus Marcellus et Bossuet se rencontrent.
(Tacite et son siècle, Ier vol., p. 18.) — Un pareil rapprochement est une injure. Et M. Dubois-
Guchan, dans ses deux gros volumes, montre trop d’érudition, d’exactitude et de sincérité pour que
la critique ne relève pas de si singulières appréciations.

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  • : Réflexions sur le début du christianisme et du judaïsme rabbinique .Tout n'est pas fait de dogmes mais aussi de faits historiques et c'est cela qui m'intéresse. Le côté humain de la "chose". Les chrétiens ne connaissent rien sur l'histoire de leur religion et encore moins sur le berceau .Deux communautés issues d'une même "famille",qui se sont ignorées, voire combattue pendant des siècles, à coup de pogroms, de bûchers et d'anathèmes et pourtant elles sont "soeurs"......
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